Porté par la Villa Albertine, programme de résidences à destination des artistes, City/Cité développe des projets de coopération entre des villes américaines et françaises pour réfléchir aux enjeux contemporains liés à la ville.
Après Chicago et Paris en 2017, San Francisco et Oakland en 2019, c’est Atlanta et Marseille qui ont été invitées à dialoguer. Deux villes du sud, deux capitales du hip-hop, deux territoires en prise à des enjeux urbains très forts, qui depuis 2022 échangent par le biais de voyages respectifs d’artistes, d’associations et de porteurs de projets culturels. Alors que le partenariat entame sa troisième année, David Ruffel, attaché culturel et directeur de la Villa Albertine à Atlanta, et Alban Corbier-Labasse, directeur de la Friche la Belle de Mai, font un premier point d’étape.
Comment s’est fait le lien entre la Villa Albertine et la Friche la Belle de Mai ?
David Ruffel : Quand j’arrive à Atlanta en septembre 2021, je prends connaissance du programme City/Cité qui existait déjà à Chicago et à San Francisco. City/Cité est un programme d’échanges et de collaborations entre villes sur les questions urbaines et sur les grands défis qui se posent aujourd’hui aux villes. En tant que services culturels de l’Ambassade de France, on aide certaines métropoles à travailler ensemble, de manière décentralisée et pluridisciplinaire, c’est-à-dire en impliquant des urbanistes, des architectes, mais aussi des institutions culturelles et des communautés d’artistes qui portent un regard sur les villes. Quand j’arrive à Atlanta, je me dis qu’il y a un potentiel très intéressant dans cette ville en plein développement (Atlanta est la ville qui se développe le plus en terme de population aux États-Unis, ndlr), très attractive et en même temps qui rencontre de nombreux problèmes. De là, mes intuitions m’amènent à penser qu’il y a un potentiel dialogue avec Marseille, qui par son statut de capitale du sud-est de la France est également très attractive, possède une forte identité, et connaît également un certain nombre d’enjeux liés à l’urbanisme. Ayant déjà collaboré avec Alban par le passé, lorsqu’il a pris la direction de la Friche la Belle de Mai, le lieu m’est apparu comme un partenaire intéressant du fait de la diversité des artistes et résident·es présent·es en son sein.
Alban Corbier-Labasse : Avant de lancer le partenariat, je connaissais mal Atlanta, mis à part la place centrale occupée par la ville dans la culture afro-américaine et dans la culture hip-hop. En y allant, j’ai compris l’image à part qu’elle occupe aux États-Unis en termes d’expérimentation sociale, artistique ou culturelle. À de nombreux endroits, sur les sujets de mixité urbaine et sociale, de diversité, de questions raciales, de place de l’environnement dans la ville, c’est une ville étonnante, qui m’a vraiment subjugué. L’évidence s’est cristallisée au moment où nous avons fait le premier déplacement à Atlanta avec d’autres acteur·ices culturel·les de la Friche et de la ville de Marseille. Et puis, ce qui est pratique avec un lieu comme la Friche, c’est qu’au regard de la diversité de nos résident·es, on couvre à la fois le champ social, culturel, de l’économie sociale et solidaire… En nous invitant à co-porter ce partenariat, c’est aussi notre côté pluridisciplinaire et expérimental que David est venu chercher.
Sans perdre de vue le côté expérimental d’un tel programme d’échanges, comment faites-vous pour que cela aboutisse à des points de rencontre entre les deux territoires, tout en rendant le projet lisible de l’extérieur ?
David Ruffel : La première étape a été d’organiser un voyage d’expérience avec des personnes de la Friche la Belle de Mai mais aussi de l’A.M.I. (Aide aux Musiques Innovatrices), de Triangle-Astérides, d’artistes (Moesha 13, Difuz et Étienne Rey) et d’enseignant·es. Cette délégation est venue et on a supposé que, lors de rencontres avec des acteur·ices locaux·ales, des thématiques émergeraient. En parallèle, on leur a tout de suite proposé de participer à des festivals, d’organiser des performances, des présentations de leurs travaux et de leurs structures. Cela a donné des discussions intéressantes, notamment entre la Friche et les acteur·ices culturel·les d’Atlanta, car c’est une ville dans laquelle il y a un manque d’infrastructures culturelles comme la Friche. À l’issue de ces premières visites, deux axes très forts sont apparus, celui des cultures urbaines et celui des écologies urbaines. C’est quelque chose que nous n’avions pas forcément anticipé, la façon dont à Marseille en particulier, la question de l’écologie urbaine est centrale et fondamentale, et comment elle rencontre également à Atlanta un écho fort. Dans les deux villes, il y a à la fois des autorités locales qui prennent le sujet au sérieux, et tout un mouvement de militance dans le champ de la justice environnementale. Ces deux thématiques nous ont permis en 2023 de proposer des projets structurants qui seront approfondis en 2024. Je n’en dis pas plus, mais ce qui est très important, c’est de voir comment ces deux thématiques sont apparues grâce à une grande ouverture de départ. La question centrale qu’elles posent, c’est comment l’urbanisme a construit un certain nombre de séparations sociales et raciales dans les villes, et comment la culture peut permettre de dépasser ces clivages.
Alban Corbier-Labasse : Pour poursuivre ce que disait David, ce qui est pratique avec La Friche , c’est qu’on peut partir d’un bout et se rendre compte que c’est un autre bout qui peut être utile. En particulier, nous avons eu l’intuition de venir avec un résident, Triangle-Astérides, qui est dans l’art contemporain. On pensait que ce ne serait pas forcément l’axe qui donnerait le plus lieu à des collaborations significatives, mais finalement, par des biais détournés, il y a une des résidences de Triangle-Astérides qui se retrouve à Atlanta l’an prochain.
Un point commun entre Atlanta et Marseille qui est apparu lors de l’entretien avec Kebbi Williams et Elodie Le Breut, c’est justement la question de la ségrégation sociale, spatiale, raciale présente dans les deux villes, avec de nombreuses frontières invisibles ou visibles. Comment faire pour passer de rencontres entre institutions, artistes, porteur·euses de projets culturels, à un impact concret sur la ville, afin, comme vous le dites, de dépasser ces clivages ?
David Ruffel : Effectivement, de manière très différente, les deux villes ont une histoire qui a conduit à des géographies urbaines très marquées, avec beaucoup d’exclusion, tout en ayant également une dynamique très forte d’inclusion par la culture. À Atlanta, cela se matérialise notamment par l’existence d’une bourgeoisie culturelle noire et d’une classe créative afro-américaine au cœur de la vie culturelle de la ville, alors même que les populations les plus pauvres et marginalisées sont aussi les populations afro-américaines. Que ce soit dans des institutions importantes, comme le High Museum, ou dans des lieux plus communautaires, il existe des moments de communion entre différentes populations. Un autre aspect important, et c’est que ce qui a beaucoup intéressé l’ensemble des acteur·ices culturel·les marseillais·es, c’est qu’à Atlanta, de nombreux lieux sont nés de manière organique, avec une grande liberté, et ils ont échappé à l’institution, parfois pour le mieux, parfois pour le moins bien.
Alban Corbier-Labasse : Le mot “organique” utilisé par David, c’est un mot que j’utilisais beaucoup lorsque, dans mes précédentes expériences, j’accompagnais les acteur·ices de la société civile sur le continent africain. Là-bas, la structuration des opérateur·ices culturel·les est très organique, c’est-à-dire que des choses naissent parce qu’il y a une opportunité, un acteur, une initiative. Les choses disparaissent, renaissent… Quand je suis allé à Atlanta et que je discutais avec les acteur·ices locaux·ales, notamment les centres d’art alternatifs, on a parfois l’impression d’avoir affaire aux mêmes types d’acteur·ices. Des personnes qui montent quelque chose car ils en ressentent un besoin, avec une adresse à la communauté, et le lendemain il n’y a plus d’argent, plus de local, et elles font autre chose, mais elles continuent à porter leur engagement. C’est quelque chose qui m’intéresse beaucoup et qui est difficile à faire comprendre dans le tissu culturel français où effectivement on est très accompagnés et financés. Pour chaque projet, on crée une association, on dépose un dossier, on fait une demande de subvention, on est tellement dans cette logique-là que parfois les organisations non-formelles manquent un peu à la vitalité de notre paysage. À ce niveau-là, on peut s’inspirer d’écosystèmes comme ceux qu’on rencontre à Atlanta ou dans certains pays d’Afrique, où il y a un véritable élan culturel mais qui ne se traduit pas nécessairement par de l’organisation.
On a parfois la sensation qu’en France, les projets peuvent se déployer de manière plus pérenne, mais aussi avec une forte dépendance des pouvoirs publics, et donc une liberté de ton moindre…
Alban Corbier-Labasse : Quand on quitte la France pour aller voir ce qui se passe ailleurs dans nos métiers, on se dit quand même que nous avons une chance infinie d’avoir autant de moyens pour travailler la place de la culture dans la société. Ça nous remet, avec beaucoup d’humilité, à notre place, et avec tous les moyens qu’on nous donne, estimons-nous heureux·ses de pouvoir faire ce qu’on fait, même si on peut toujours faire plus. Il y a un élan vital à Atlanta, comme dans beaucoup de pays où la culture est très peu accompagnée par les pouvoirs publics, et ce qui m’a beaucoup touché c’est la vitalité de la société civile qui fait les choses sans attendre de savoir s’il y a un appel à projets, un programme, ou des subventions pour le faire. Cette vitalité-là nous oblige, en quelque sorte. Il y a une dimension culturelle, ou en tout cas locale, qui fait qu’on travaille les choses à notre manière ici, et les Américain·es le font à la leur là-bas, mais par contre, je pense qu’il n’y a pas un modèle plus inspirant que l’autre, ils sont juste différents, sachant que le nôtre est quand même plus confortable.
” En France, la culture cherche à faire société, alors qu’aux Etats-Unis, on dirait plutôt faire communauté ”
David Ruffel : Ce qu’on dit souvent, c’est qu’en France, l’art, la culture s’adressent à la société. Il y a cette idée de “faire société”, alors qu’aux États-Unis, on dirait plutôt “faire communauté”. C’est très schématique comme opposition, mais quand on arrive dans une ville comme celle d’Atlanta, qui n’est pas New-York, ni même Chicago, on est immédiatement confrontés à ça : il n’y a pas comme enjeu premier de faire société, mais davantage de faire à partir d’un lieu, d’une population, et de construire une communauté très ouverte qui va ensuite attirer tous les publics. Ce sont des lieux accueillants pour tous les publics et c’est aussi une spécificité d’Atlanta. Le principe de la communauté, c’est qu’au fond, entre le public, celui qui va “consommer”, et les organisateur·ices, il y a moins cette séparation qui peut parfois exister dans les institutions françaises. Il y n’y a certainement pas deux modèles à opposer, car il est évident que les Américain·es sont souvent envieux·ses ou en tout cas fasciné·es par la façon dont la France est capable de soutenir les artistes et les institutions culturelles, mais il y a un intérêt pour nous, Français·es, à aller voir comment s’élabore la construction des publics. Je crois qu’il y a à apprendre des deux côtés. Ici à Atlanta, il y a une véritable demande et un combat qui se mène pour avoir plus d’investissement dans la culture, dans les infrastructures culturelles, et il y a des choses qui sont en train de bouger dans ce sens-là.
Alban Corbier-Labasse : Pour synthétiser, je dirais qu’il faut que des structures se pérennisent, comme la Friche la Belle de Mai l’a fait, mais il ne faut pas que nos structures plus institutionnelles perdent cette capacité à garder de l’organique et des initiatives informelles dans un cadre comme le nôtre. C’est tout notre enjeu.
Comment la présence d’artistes d’Atlanta à Marseille et de Marseille à Atlanta, peut-elle nourrir vos propres écosystèmes locaux ?
David Ruffel : C’est un grand enjeu, qui est celui de la Villa Albertine dans son ensemble à travers nos résidences : nous sollicitons beaucoup nos partenaires américains locaux pour accompagner la recherche de nos résident·es. Mais il est extrêmement important d’arriver à ce que nos partenaires s’y retrouvent aussi par les échanges qu’ils ont avec nos résident·es. Dans le cas de City/Cité, l’enjeu est de créer des vraies relations afin de nourrir aussi la diffusion de leur travail en France. Pour donner un exemple, Soul Food Cypher, qui est un collectif de rap d’improvisation à Atlanta, va être invité à Marseille au printemps 2024 et mener un travail de transmission de l’esprit communautaire du cypher. C’est un échange qui relève aussi de la diffusion. Avec Raphaël Humbert, qui dirige le conservatoire de Marseille, lui-même artiste et jazzman et qui vient souvent à Atlanta, est en train de naître un projet de partenariat plus structuré, qui a un volet de création musicale mais aussi de transmission en direction des jeunes musicien·nes au sein de différents lieux et festivals à Marseille et à Atlanta. Notre objectif est que ces échanges débouchent sur des influences réciproques et des projets au long cours entre ces acteurs.
Alban Corbier-Labasse : Je complèterai en disant que pour nous, c’est parfois compliqué de faire exister le partenariat dans le bruit général de l’offre culturelle qu’il y a dans une ville comme Marseille. Ne serait-ce qu’à La Friche, il y a tellement de choses qui se passent… Mais ce qui me paraît fondamental, c’est de voir comment le lien que nous avons commencé à tisser va se maintenir sur le long terme. Si toustes les acteur·ices que nous avons mis en relation continuent de travailler ensemble une fois que nous ne les sollicitons plus, le pari sera gagné.
Quelles sont les perspectives du partenariat à l’avenir ?
Alban Corbier-Labasse : J’aimerais réussir à donner une belle visibilité à ce partenariat ici en France, notamment à travers une publication. Qu’il y ait une trace qui raconte ce dialogue au long cours. On aimerait aussi créer quelques moments de visibilité forte à Marseille. Il y en aura par extension avec le festival de jazz et d’autres événements. Ensuite, bien sûr, on aimerait poursuivre le partenariat. L’idée d’une plateforme est peut-être quelque chose à penser, car les outils peuvent nous aider à réfléchir à cette question de la pérennité, d’avoir une ressource qui fasse vivre le partenariat, notamment dans un format numérique et accessible. Cela pourrait être une façon de continuer cette histoire.
David Ruffel : Le projet a été initié fin 2021 et on a commencé à le réaliser en 2022 : c’est un programme qui est très jeune. Sur les deux années 2022 et 2023, nous avons eu la chance d’avoir de très bons projets venant de Marseille, avec notamment la résidence de DJ Djel à Atlanta. Élodie Le Breut, de l’A.M.I., a également travaillé avec un curateur américain, et ils ont conçu ensemble deux expositions photographiques sur le rap et la ville. En 2024, il y aura la venue du photographe Geoffroy Mathieu qui va mener un projet photographique sur la marche à Atlanta. Au-delà de la communication qu’on a faite sur tous les événements, que ce soit à Atlanta ou Marseille, nous sommes à un moment où nous sommes aptes à donner de la visibilité à ce programme. Un certain nombre de publications croisées vont paraître à la fois dans le magazine de la Friche et dans celui de la Villa Albertine. Des événements sont prévus à Marseille dès l’année 2024, sur les deux volets des cultures urbaines et des écologies urbaines. Enfin, nous avons également lancé un projet de coopération universitaire sur les questions urbaines, autour de l’architecture, de l’urbanisme et du paysage, entre le Nouvel Institut Méditerrannéen de la Ville de Marseille et Georgia Tech. C’est un enjeu très fort de pérennisation du programme et de sa poursuite dans les années futures.
Kebbi Williams et Élodie Le Breut se sont rencontré·es dans le cadre du programme City/Cité porté par la Villa Albertine d’Atlanta et par la Friche la Belle de Mai. Ensemble, iels tentent d’imaginer comment déployer une musique populaire, multi-culturelle, et ancrée dans les communautés qui la font vivre, que ce soit à Marseille ou à Atlanta.
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