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Matière à penser

Julie Crenn

25 janvier 2024

Dans le cadre du temps fort autour de la création contemporaine ultramarine Un champ d’îles, retrouvez Astèr Atèrla, une exposition qui invite à la rencontre des œuvres d’une trentaine d’artistes actifs et actives à La Réunion.

Platform, le réseau des Fonds régionaux d’art contemporain a rencontré Julie Crenn, la commissaire de l’exposition.

Julie Crenn est historienne, critique d’art et commissaire d’exposition indépendante. Depuis 2018, elle est commissaire associée à la programmation du Transpalette, Centre d’art contemporain de Bourges. Julie Crenn se définit comme écoféministe dont la pensée est intersectionnelle et nécessairement politique. Elle a effectué une thèse en 2012 sur les pratiques textiles contemporaines et sur les manières dont les artistes parlent de leur histoire, de la mémoire collective et politique, de féminismes et de pensées décoloniales à travers des matériaux souples.

Julie Crenn a été invitée en 2015 par Béatrice Binoche – directrice du FRAC Réunion – à venir rencontrer des artistes réunionnais·es et à visiter leurs ateliers.
Après ce premier contact avec les scènes réunionnaises, Béatrice Binoche lui a proposé un projet d’exposition collective intitulé Où poser la tête ? en 2015, où l’idée était de croiser des œuvres de la collection du FRAC Réunion, des œuvres d’autres artistes réunionnais·es ainsi que d’artistes basé·es en France comme Raphaël Barontini, Pascal Lièvre ou Giulia Andreani. Le projet s’est ensuite poursuivi à l’Institut d’art contemporain de l’océan Indien à l’Ile Maurice. En parallèle de ces projets, Julie Crenn a commencé à écrire des textes pour certain·es artistes réunionnais·es, car beaucoup manquaient de textes critiques leur permettant de présenter leur pratique, de candidater à des résidences, à des bourses ou à d’autres projets. Fin 2021, pour les 30 ans de l’Artothèque du Département de La Réunion, le FRAC Réunion était invité à proposer une exposition intitulée Mutual Core dont Julie Crenn était la commissaire, elle était interviewée par Platform à cette occasion.

Pouvez-vous nous donner votre définition de l’écoféminisme ?

“L’écoféminisme est un mouvement qui est né dans les années 1970 en France sous la plume et les engagements de Françoise d’Eaubonne. C’est la prise de conscience que les femmes comme le vivant sont des ressources à exploiter, à violer, à coloniser. Lorsque l’on défend les questions des droits des femmes, il y a une logique intersectionnelle à croiser les luttes écologiques et féministes.”

Pouvez-vous nous parler de l’exposition Mutual Core proposée à l’Artothèque du Département de La Réunion en 2021 et 2022 ?

“Mutual Core a réuni 17 artistes réunionnais·es autour de la question du vivant à La Réunion. J’ai pris conscience au fil des discussions et des rencontres que beaucoup d’artistes sur l’île travaillent en conscience à partir du vivant, avec une relation qui peut être écoféministe et spirituelle. J’ai donc pris conscience du contexte, des lieux de vie et d’existence des artistes, et des manières dont ils et elles prennent soin du vivant et l’incorporent dans leurs œuvres. Certaines œuvres ont été spécifiquement réalisées pour l’exposition. Clotilde Provansal a par exemple réalisé une sculpture vidéo avec un endoscope en allant sous l’écorce des arbres mais aussi contre sa propre peau afin de mettre en avant un corps commun. Kid Kreol & Boogie ont quant à eux réalisé une photographie sous la forme d’une installation en la plaçant au milieu d’un mur recouvert de feuilles de bananier qui ont séché au cours de l’exposition. La photographie qu’ils ont prise montre un personnage lui-même habillé de feuilles de bananier, qui représente un esprit, un gramoun, un ancêtre. Cela traduit donc la relation spirituelle entretenue avec l’île notamment en fabriquant des formes anciennes qu’ils et elles ravivent à travers leur travail.”

Cette exposition met-elle en lumière ce lien à la nature qui est souvent perdu aujourd’hui ?

“J’ai banni le mot “nature” de mon vocabulaire pour une raison simple : c’est un concept totalement occidental qui est opposé constamment à la notion de culture. Finalement, lorsque l’on parle de nature, on ne l’entend que dans une dynamique de domination (des ressources à exploiter et à détruire). Je préfère le terme “vivant” pour parler d’un tout, de ce noyau mutuel – pour reprendre le titre de l’exposition -, et cela correspond aux pensées écoféministes. Parler de “nature” revient à entretenir des rapports de force que je m’emploie à combattre au quotidien. Dans Mutual Core, les artistes qui s’attachent au territoire ont toustes un point commun : la conscience de vides immenses qui engendrent des fantasmes. Par exemple, on ne sait pas s’il y avait des “humains” avant la colonisation de l’île, puisqu’il n’existe pas de preuves archéologiques de présence humaine à La Réunion. Les fantasmes ouvrent des espaces aux imaginaires artistiques. Les artistes créent ainsi des légendes, des mythes, des personnages, des objets ou des rituels. Je pense notamment à l’artiste réunionnaise Gabrielle Manglou qui travaille à partir d’absences, de l’invisible, pour fabriquer une histoire commune réunionnaise, indo-océanique ou française; ou à Kid Kreol & Boogie qui travaillent sur la Lémurie comme étant le début de l’histoire de La Réunion. Il y a aussi une nécessité de mémoire collective, de représentation et d’identification par la langue, l’image et le corps. Par exemple, Brandon Gercara et Abel Techer sont en train de créer des modèles de représentation queer/kwir. Avant ce travail collectif, les questions kwir étaient invisibilisées, et même si elles étaient en réalité bien présentes, elles ne pouvaient pas exister ici. Un autre sujet important est celui de l’impossibilité d’atteindre aujourd’hui l’autonomie alimentaire à La Réunion à cause de la monoculture de la canne à sucre. Toutes ces terres pourraient en réalité être consacrées à l’élevage, aux fruits ou aux légumes, d’autant plus que la nourriture coûte beaucoup plus cher à La Réunion car tout est importé. Dans l’exposition, les deux photographies des artistes Kako & Stéphane Kenkle traitent de cela. Sur un terrain appartenant à la famille de Kako – la Kour Madame Henry -, les deux artistes ont déplanté la canne à sucre et travaillé la terre pour y installer un immense potager. Depuis quelques années, ils y plantent des arbres endémiques dans l’idée de recréer une forêt primaire pour les générations futures. Cela permet de faire prendre conscience de la question de la non-autonomie alimentaire. Pendant l’exposition, les visiteur·euses peuvent goûter aux produits du potager et retrouvent ce sens premier qui est celui de cultiver, de cueillir et de consommer les produits de la terre.”

Quelle est la place de l’esclavage et de la colonisation dans le travail de ces artistes ?

“Comme la société actuelle repose sur l’histoire coloniale, les artistes en parlent par le biais de leur corps, de leurs histoires, de leur territoire. La langue créole a été réprimée pendant longtemps pour que la langue française s’impose. Il y a notamment une idée selon laquelle la culture créole a été humiliée et méprisée, et dans de nombreuses œuvres et démarches artistiques, les artistes revendiquent une réappropriation de la culture créole et de la langue. Toutes ces questions sont très politiques et font partie intégrante des pensées décoloniales, avec pour but d’ébrécher la structuration coloniale de la société. La pensée décoloniale, c’est visibiliser ce qui a été invisibilisé par le système colonial. C’est mettre en lumière les impensés. Dans le contexte réunionnais c’est aussi se réapproprier pleinement la culture créole, sa langue, son histoire, sa mémoire, son corps, et sa parole située, c’est-à-dire qui n’appartient qu’à soi-même. L’idée est de rendre visible tout ce qui a été caché par les tenants du colonialisme. C’est un travail immense qui se fait depuis les années 1990 avec les études postcoloniales et décoloniales afin de compléter le récit de l’histoire. En ce qui concerne les artistes réunionnais·es et leur lien à la métropole, il me semble difficile de parler à leur place, mais ce que j’observe, c’est que la France est une référence, un territoire à expérimenter pour y faire des résidences, des expositions, des rencontres, etc. Les artistes réunionnais·es se confrontent à leur zone culturelle qui est l’océan Indien en créant des ponts avec Mayotte, les Comores, Madagascar, Maurice, mais aussi l’Inde, le Mozambique ou encore l’Afrique du Sud. C’est peut-être cela que vont apporter les pensées décoloniales : arrêter de regarder systématiquement vers le Nord et se concentrer plutôt sur la richesse culturelle et artistique existante à La Réunion et autour.”

Quel est le regard de la métropole sur La Réunion, et en quoi ce regard a inspiré l’exposition Astèr Atèrla ?

“Le regard de la métropole sur La Réunion est un regard aveugle car il n’y a pas de conscience de la vivacité, de l’enthousiasme et de la pertinence des scènes artistiques réunionnaises. Au fil de mes voyages entre la métropole et La Réunion, beaucoup de personnes autour de moi questionnaient ces allers-retours et me demandaient pourquoi je continuais de retourner à La Réunion, sous-estimant cette vivacité, cet enthousiasme et cette pertinence des scènes artistiques réunionnaises. J’ai proposé ce projet d’exposition à la directrice du FRAC RÉUNION – Béatrice Binoche -, qui a tout d’abord refusé, de peur qu’une fois de plus, les artistes ultramarin·es soient présenté·es en France non dans des lieux d’art, mais plutôt dans des jardins, dans des mairies, dans des lieux périphériques, ce qui crée un contexte marginalisant et illégitimant pour les artistes. Son hésitation et ses craintes étaient pleinement légitimes. Finalement, Béatrice Binoche a accepté de me faire confiance, de nous faire confiance à toustes. J’ai ensuite proposé ce projet à la directrice du CCCOD de Tours – Isabelle Reiher -, qui a accepté très rapidement de co-porter l’exposition. Cette exposition réunit 34 artistes réunionnais·es, ce qui est peu en réalité. L’idée n’est pas de présenter une sorte de “panorama” des scènes réunionnaises, ce qui serait absurde et impossible. Il manque évidemment des artistes important·es, mais celleux que j’ai choisi pour cette exposition travaillent sur des problématiques qui m’importent : le vivant, la mémoire, le manque de mémoire, l’invisible, les spiritualités, les questions politiques liées au genre, au féminisme, à l’antiracisme, ou encore la question de l’oralité. “Astèr Atèrla” veut dire “Ici et maintenant” en créole, et ce sont toutes ces questions qui traversent à la fois l’exposition, mais aussi la société réunionnaise.”

Enfin, qu’est-ce qui fait la spécificité du FRAC Réunion selon vous ?

“Il y a beaucoup de spécificités. C’est le FRAC que je connais le mieux, donc je ne suis probablement pas objective, mais pour moi le FRAC Réunion est un modèle. C’est un modèle en ce qui concerne le respect des artistes, mais aussi l’accompagnement sur mesure qui leur est fourni. C’est aussi un modèle concernant la manière dont, depuis le Covid, le FRAC parvient grâce à son container – le Frac Bat’ Karé – à diffuser des œuvres un peu partout sur le territoire et à s’engager auprès de son territoire en soutenant et défendant les scènes réunionnaises. La spécificité est aussi évidemment d’être sur une île, puisque le FRAC Réunion est le seul Frac ultramarin. Enfin, il faut rappeler que le FRAC Réunion n’est constitué que d’une petite équipe de quatre personnes, et déployer autant de projets avec autant d’intensité, c’est tout simplement remarquable.”


Article rédigé par Platform FRAC

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